Histoire des textiles à l’Époque moderne
La collection du musée national de la Renaissance, bien qu’encore méconnue, offre un panorama relativement exhaustif de la création textile européenne et en particulier italienne, de la fin du xvie siècle aux années 1630. Sa spécificité réside en la prédominance de velours ciselés, très majoritaires, et surtout d’étoffes à petits motifs destinées à l’habillement. L’importance de ces textiles témoignant de la première spécialisation de l’industrie textile a déjà été soulignée par Maria-Anne Privat et Marie-Hélène Guelton11. Guelton et Privat-Savigny 2006.. Au-delà de cette spécificité des petits motifs – également étudiés par Monique et Donald King22. King 1990. –, la collection du musée national de la Renaissance donne à voir une histoire des textiles de la fin du xve à l’aube du xviiie siècle. Nous proposons ici une histoire synthétique des étoffes de l’Époque moderne qui viendra comme une introduction aux quatre cent soixante-cinq numéros de ce catalogue raisonné.
L’art du textile ne naquit pas avec la Renaissance. Les réseaux commerciaux (route de la soie) préexistants se consolidèrent et se multiplièrent. Avec la découverte de contrées lointaines aux richesses fascinantes, certains savoir-faire se perfectionnèrent, d’autres émergèrent. En outre, le textile était particulièrement présent à la Renaissance dans toutes les cours européennes. Au service du pouvoir, les lissiers, les tisserands et les brodeurs animaient des ateliers effervescents, créant des pièces somptueuses destinées à l’apparat de l’intérieur comme du costume. Avant d’aboutir à l’œuvre, de nombreuses étapes étaient nécessaires, qui mettaient en jeu des activités économiques, des réseaux commerciaux, des savoir-faire artisanaux et enfin des créations artistiques.
À l’époque moderne, les matières entrant dans la composition des étoffes étaient encore naturelles : d’origine animale, végétale ou minérale. Leur culture, leur transformation et leur exploitation faisaient partie de tout un écosystème bien plus vaste que le domaine du seul tissage.
Les matières premières
La laine
Les moutons à laine furent introduits en Europe depuis le Proche-Orient au début du ive millénaire av. J.-C. La production de la laine était évidemment liée à l’élevage ovin, mais on se servait aussi de la laine des caprins (chèvres). Une fois le mouton tondu, la laine était lavée pour la débarrasser de ses impuretés et du suint, puis peignée (cardée) avant le filage (fig. 1). Le cycle complet après lavage comprenait cardage, défeutrage puis peignage.
La laine simplement cardée, plus aérée, était destinée au tricot et à la fabrication de la bure.
L’histoire de la laine, quelle que soit la période la période considérée, est marquée par le développement du drap, son principal dérivé. La collection du musée national de la Renaissance ne comprend pas de pièces de drap, mais quelques pièces sont composées de fils de laine33. Sur l’ensemble de la collection, seules sept pièces sont composées de laine : E.Cl. 12348, E.Cl. 21202, E.Cl. 21453, E.Cl. 21455, E.Cl. 21598, E.Cl. 21607, E.Cl. 21812..
Les centres d’élevage comme les lieux de transformation de la laine étaient ceux qui existaient déjà à la période médiévale. En Flandre et en Picardie : Bruges, Ypres, Gand, Tournai, Lille, Arras, Douai et Saint-Omer ; dans le Brabant : Malines, Bruxelles, Louvain ; en Normandie : Caen, Saint-Lô, Bayeux et Rouen ; enfin, les principaux centres de Champagne.
Toutes ces villes s’approvisionnaient souvent en laine d’Angleterre ou de Bourgogne. L’élevage ovin était en effet prédominant dans l’agriculture anglaise, et les ordres religieux jouaient, depuis le Moyen Âge, un rôle de premier plan dans cette activité et dans l’exportation de ses productions vers la Flandre. À cette époque, l’industrie lainière avait progressé, en particulier au pays de Galles, sous l’influence de l’ordre de Cîteaux ; les moines possédaient de grands troupeaux et aménageaient les rivières pour construire des moulins à foulon. À partir de 1536, Henri VIII confisqua les propriétés de l’Église catholique et de ses monastères, dont les immenses troupeaux de moutons revinrent à la Couronne et à la noblesse. Soutenus par le roi, les producteurs maîtrisèrent l’ensemble de la filière de la laine, de l’élevage à la teinture.
Au sud de l’Europe, depuis la Reconquista (xie siècle), l’élevage ovin était la grande affaire de l’Espagne. Les grands espaces furent mis à profit pour l’élevage de moutons par de riches propriétaires terriens (nobles et ordres monastiques, comme l’ordre de Cluny ou l’ordre de Calatrava).
En Italie, c’est dans le Nord que se situaient les principales villes drapières, à la tête desquelles se trouvaient de grandes familles telles que les Médicis : Florence, Gênes, Venise et Milan.
La soie
La soie est obtenue en dévidant les fils des cocons du bombyx mori (bombyx du mûrier) : les cocons sont ébouillantés et dévidés en même temps. La sériciculture nécessite des étapes précises et laborieuses et surtout une température clémente (fig. 2). La sériciculture et l’art de façonner la soie sont attestés en Chine entre 3 000 et 2 000 av. J.-C. ; mais une civilisation de la vallée de l’Indus connaissait déjà l’usage de la soie à la même période.
Au début du xvie siècle, la soie brute n’arrivait pas en quantité suffisante : venant d’Orient, celle-ci trouvait pratiquement tous ses débouchés à Venise et à Florence, et probablement à Milan, dont la production reste encore peu étudiée. Les tentatives d’élevage de vers à soie ne furent effectives qu’à l’aube du xviie siècle, période pendant laquelle cette matière devait donc encore être importée44. Massa 1970 ; Mola 2000..
Le terme « route de la soie » désigne un réseau ancien de routes commerciales entre l’Asie et l’Europe. Elle reliait la ville de Chang’an (actuelle Xi’an) en Chine à la ville d’Antioche en Syrie médiévale (aujourd’hui en Turquie). Les plus anciennes traces connues remontent à 2 000 av. J.-C.
À partir du xve siècle, la route de la soie fut progressivement abandonnée en raison de l’instabilité des guerres turco-byzantines, puis de la chute de Constantinople. Les Occidentaux durent chercher une nouvelle route maritime vers les Indes. L’abandon de la route de la soie correspondait ainsi au début de la période des explorations maritimes durant laquelle les techniques de navigation devinrent progressivement plus performantes.
En France, à Lyon, le tissage de la soie commença véritablement à prendre essor dans le premier tiers du xvie siècle. En 1546, on comptait quarante métiers dirigés par deux marchands-fabricants d’origine italienne. Ces derniers s’étaient vu accorder, en 1540, par François Ier, le privilège exclusif de l’importation et de la revente – y compris aux soyeux tourangeaux – de la soie brute. Cette faveur permit aux tisserands de la ville de s’assurer une suprématie durable sur ce marché. Pour autant, la plupart des étoffes de soie tissées circulant sur le sol français au xvie et au xviie siècle étaient encore de provenance italienne, en particulier pour les tissus façonnés.
La sériciculture se développa surtout en Italie dans les anciennes villes drapières du Nord (Milan, Gênes), puis en France, dans la Drôme et en Ardèche, avec les essais d’implantation de vers à soie par Olivier de Serres (1539-1619)55. Olivier de Serres fit paraître en 1599 La cueillette de la soye par la nourriture des Vers qui la font. Échantillon du Théâtre d’Agriculture d’Oliver de Serres Seigneur du Pradel. Ce texte sur la soie fut traduit en allemand en 1603 et en anglais en 1607. Agronome français Olivier de Serres créa au Pradel (Ardèche) une ferme modèle qui lui servit pour la rédaction de son traité Le Théâtre d’agriculture (1ère édition 1600). Protestant, il fut contraint de se réfugier dans le village fortifié de Mirabel. Après 1578, il put revenir au Pradel, où il mena de nombreuses expérimentations. On lui doit l’introduction en France de nombreuses plantes (garance, houblon et maïs)..
Face au coût d’importation de la soie brute et des étoffes de soie, le pouvoir royal français lança la plantation de mûriers afin de développer l’élevage du ver à soie en Languedoc, en Provence et en Dauphiné (Drôme, Ardèche, Isère), mais cela n’aboutit réellement qu’au xviie siècle. Les étoffes conservées au musée national de la Renaissance sont majoritairement tissées à base de soie.
Le lin
Afin d’en extraire les fibres propres au tissage, le traitement du lin implique la macération de ses tiges à même le sol sous l’action des intempéries (rouissage). Ces fibres sont ensuite broyées et raclées pour en retirer la partie ligneuse (teillage), puis peignées afin qu’elles soient filées et enfin tissées pour constituer une étoffe (fig. 3).
Cultivé depuis neuf mille ans en Asie Mineure, le lin a d’abord été utilisé pour en extraire l’huile. La plante a été introduite en Europe il y a deux mille ans, mais les Babyloniens et les Égyptiens s’en servaient déjà pour créer des tissus.
Au xvie siècle, il était cultivé dans les mêmes régions que la laine et plus spécifiquement en Flandre, en Picardie, en Normandie, en Bretagne et en Anjou. Les Pays-Bas et les pays germaniques le cultivaient également.
Nous notons tout particulièrement la présence de fibres de lin dans les pièces tissées en Turquie et dans quelques rares tissus européens de la collection66. E.Cl. 2250 à 2252 ; E.Cl. 3097 ; E.Cl. 3103 ; E.Cl. 21183 ; E.Cl. 12187 ; E.Cl. 12194 ; E.Cl. 12215, etc..
Le coton
Enfin, le coton est très peu représenté dans la collection77. E.Cl. 11690 et E.Cl. 21432. . Jusqu’au xviiie siècle, sa culture comme sa transformation restèrent surtout l’affaire de l’Inde, où il était très répandu. C’est d’ailleurs en Inde que les Grecs le découvrirent ; dans l’Égypte antique, il était employé pour les vêtements. Progressivement, la culture de la plante et la filature du coton se diffusèrent hors de l’Inde vers la Perse et l’Arménie. Le commerce du coton en Occident se fit donc par voie méditerranéenne. Il demeura assez peu utilisé au Moyen Âge et à la Renaissance. Ce ne fut qu’à la fin du xviiie siècle qu’il inonda littéralement l’Europe.
Les métaux
La pratique consistant à enrichir les tissus de fils de métal concernait surtout les soieries d’apparat. Si les descriptions et les documents d’archives évoquent des fils d’or et d’argent, ces métaux précieux étaient rarement employés bruts. Cependant, quand cela arrivait, on parlait d’« or trait » ou d’« argent trait » : le métal était étiré à l’aide d’un banc à tréfiler pour en tirer des fils de différentes sections et parfois jusqu’à une extrême finesse (fig. 4).
Mais la plupart du temps le métal n’était pas brut. Plusieurs types de fils étaient disponibles : des fils de cuivre tréfilés et dorés, des fils d’argent tréfilés dorés ou non, des lames fines faites de papier doré, de parchemin ou de cuir, des filés composés de fils d’argent ou d’argent doré enroulés autour d’une âme en soie.
À la fin du xve siècle et au début du xvie siècle, les fils d’or étaient produits en Europe à Bruges, Cologne, Florence, Lucques, Venise ou Paris, mais pouvaient aussi venir de Chypre et de Damas. Ainsi, l’emploi de ces fils ou de ces filés métalliques nécessitait non seulement l’intervention d’orfèvres, mais aussi, bien souvent, celle de marchands intermédiaires.
Les teintures
Outre le choix des matériaux, la teinture était une étape primordiale. La possibilité existait de teindre en fil ou en pièce (fig. 5). Après avoir extrait la matière tinctoriale de sa source (plante, minerai ou insecte), on immergeait l’écheveau de fil ou la pièce dans de l’eau bouillante mélangée à un mordant composé d’agents tels que des sels minéraux ou certains métaux, parmi lesquels l’aluminium, le cuivre et le fer. Le mordant le plus utilisé restait l’alun. Quelques teintures, comme l’indigo et le murex (coquillage pourpre), ne nécessitent pas de mordant, mais dépendent de différentes transformations chimiques88. Exp. New York 2013, p. 132..
Avant d’utiliser les espèces des contrées lointaines, les teinturiers avaient recours aux espèces endémiques. Ainsi, la culture de la garance et du pastel a enrichi des régions entières, notamment dans le sud de la France.
Les matières premières extra-européennes longtemps inaccessibles aux teinturiers européens ou qu’on ne trouvait qu’en toute petite quantité et à des prix très élevés furent rapidement intégrées aux palettes des ateliers royaux d’Espagne et de France et dans les ateliers actifs en Angleterre et aux Pays-Bas. Arrivant par frégates (et, occasionnellement, par l’action de la piraterie de l’Atlantique) dans les entrepôts de Lisbonne, Séville, Anvers et Londres, elles étaient ensuite réexpédiées et distribuées à travers l’Europe via les foires de commerce locales.
La qualité supérieure et la quantité disponible de certaines sources de teintures régionales, notamment les espèces indiennes d’indigos et les espèces américaines de cochenilles, furent immédiatement remarquées par les marchands, les producteurs de textile et leurs consommateurs. Le commerce à travers l’Europe était particulièrement actif dans les villes de Cracovie, de Paris et d’Anvers ainsi que dans les foires internationales à travers les Flandres, l’Angleterre, la France, tandis que l’activité diplomatique entre Venise et Constantinople permettait l’importation de teintures – dont la cochenille –, venues, via l’est, d’aussi loin que les Amériques99. Sur le commerce des matières tinctoriales, cf. en particulier exp. New York 2013, p. 121-135..
Les rouges étaient majoritairement obtenus à partir du kermès (Kermes vermilio), petit insecte vivant dans les chênes kermès des côtes méditerranéennes. Il fut source de rouge pour les teintures dès la préhistoire et le demeura en Europe jusqu’à la Renaissance.
La garance était une autre source de rouge. Les villes de Zélande, comme Reimerswaal, produisirent la teinture rouge à partir de cette plante.
Le lac (Kerria lacca), autre espèce d’insecte qui produit un rouge similaire à celui de la garance mais plus brillant, est natif des régions tropicales de l’Asie du Sud-Est. Il était employé pour la couleur rouge en Thaïlande (Siam), au Myanmar (Burma), en Inde et dans certaines parties de Chine. Il se répandit dès le ier siècle av. J.-C. suivant la route de la soie terrestre.
Enfin, la cochenille (Dactylopius coccus), insecte parasite natif d’Amérique du Sud et du Mexique dont la plante hôte est un cactus (Opuntia), fut une source majeure de cette couleur pendant toute l’Époque moderne. À l’arrivée des Espagnols, la cochenille était déjà cultivée depuis des siècles au Mexique et au Pérou, où elle était utilisée pour teindre le textile et le papier à la fois dans le cadre des rituels et dans les activités quotidiennes1010. New York 2013, p. 125.. La cochenille permettait d’obtenir une teinture rouge brillant. On l’expédia bientôt des Amériques vers l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Bernardino de Sahagun (1499-1590), frère franciscain actif à Mexico au milieu du xvie siècle, observait que la cochenille était « connue dans ce pays mais aussi au-delà, car de grandes quantité sont envoyées en Chine puis en Turquie et, de là, à travers le monde, où elle est appréciée et très désirée1111. Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España : livre XI : les choses naturelles, 1577, encre sur papier, Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, MS 220. ».
À l’opposé du spectre, la principale source de bleu était les centaines d’espèces d’indigotiers (Indigofera), plantes dont les feuilles contiennent un composant (indican) qui peut être chimiquement transformé pour donner un bleu indigo. En Europe, la source locale de l’indigo était utilisée depuis la préhistoire.
Les différentes espèces d’indigotiers natives d’Afrique, d’Inde et des Amériques présentent toutes une concentration relativement élevée d’indican. L’indigo indien arriva en Europe au début du xvie siècle, grâce aux marchands portugais, et au milieu du xvie siècle, grâce aux Hollandais.
Au xvie siècle, furent découvertes les espèces d’indigotiers natives des Amériques (Indigofera suffrutiosa). L’indigo du Guatemala, particulièrement prisé, était exporté en priorité vers l’Espagne, à travers les Amériques, par des marchands espagnols qui l’embarquaient depuis Cuzco, à des milliers de kilomètres au sud du Pérou.
Toulouse, les villes de Picardie, comme Amiens, ainsi que celles de Thuringe fabriquaient la teinture bleue à partir du pastel et la teinture jaune à partir de la gaude.
Par ailleurs, nombre d’arbres tropicaux contiennent des composants colorants utilisés pour faire des teintures. Le Caesalpiia sappan, arbre natif d’Inde et du Sud-Ouest asiatique mais connu en Europe dès le xie siècle par des imports depuis Ceylan et Sumatra, pouvait donner des rouges, des pourpres ou des noirs.
Les Portugais commencèrent à charger du bois du Brésil au nord de Bahia dans les années 1500, peu de temps après que Pedro Alvarez Cabral eut accosté. Ce bois était envoyé vers Lisbonne. Pour le couper et le déplacer, les Portugais avaient recours au peuple autochtone des Tupinambas. Les Français établirent leur propre colonie à Bahia et exploitèrent également les Tupinambas. Le port de Rouen joua un rôle majeur dans l’importation du bois du Brésil1212. Cf. notamment : atelier rouennais, Panneaux de l’Île du Brésil, 1527-1537, chêne sculpté, Rouen, musée des Antiquités : deux reliefs rectangulaires de L’Isle de Brésil ornés d’hommes nus affairés à la coupe du bois provenant d’une maison sise 17, rue Malpalu à Rouen, proche de l’église Saint-Maclou et appartenant à un armateur enrichi dans le commerce du bois du Brésil ; Relation de l’entrée d’Henri II, roi de France, à Rouen le 1er octobre 1550 : fête brésilienne et Triomphe de la rivière, Rouen, Bibliothèque municipale, Ms Y 28 fo 62. Lors de l’entrée d’Henri II, la Ville de Rouen fait valoir sa place primordiale dans le commerce avec le Nouveau Monde : une scène jouée par des Rouennais mêlés à des Indiens Tupinambas et Tabagueretes est donnée devant le roi et, sur la Seine, est représentée une bataille fictive entre navires français et navires portugais..
Les bois de teinture tropicaux, comme le bois de campêche, furent une autre importante source de couleurs sur le marché international. En plus des espèces d’Asie du Sud-Est et d’Inde qui étaient utilisées en Europe depuis l’Antiquité pour obtenir des teintes rouges, un autre gisement de bois de teintures semblables fut découvert en Amérique au xvie siècle : le bois de campêche (Haematoxylum campechianum), qui pousse sur la côte tropicale d’Amérique centrale, au Honduras, au Bélize et au Guatemala. À partir de 1581, les Anglais interdirent son usage dans les teintures textiles, car il était jugé de mauvaise qualité. En effet, associé à un mordant jaune, il devient noir.
Une multitude de plantes peuvent donner la couleur jaune et la couleur verte. Le Maclura tintoria, originaire d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des îles caribéennes, était envoyé, avec le bois de campêche, de Boston vers l’Europe. Il était utilisé pour faire du vert kaki.
Des graines d’un arbrisseau nommé rocouyer (Bixa orellana), qui pousse dans la région du Yucatán et de l’Amazonie, dérive le rocou, teinture jaune qui, comme l’indigo, était expédiée en Europe sous forme de pains.
Le curcuma (Curcuma longa), rhizome de la famille du gingembre natif de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, était importé en Europe en tant qu’épice, mais aussi comme une source de la couleur jaune.
Malgré l’arrivée de toutes ces matières extra-européennes, les teinturiers européens continuèrent d’utiliser des plantes locales comme le genêt (Genista tinctoria) ou la gaude (Reseda luteola) – également appelée réséda jaunâtre ou réséda des teinturiers.
Le carthame (Chartamus) est utilisé en Chine depuis la fin du vie siècle et était déjà connu en Europe, pour avoir été introduit en Espagne (où il fut cultivé plus tard) par les dirigeants arabes de l’al-Andalus au viiie siècle.
Le safran, que l’on extrait de la fleur d’un crocus originaire de Crète, le Crocus sativus, était employé comme épice mais aussi pour ses vertus colorantes.
Quelle que soit la technique utilisée, le vert est longtemps resté, en teinture, une couleur instable, voire dangereuse : les pigments verts extraits de matières végétales tiennent mal à la lumière. La couleur verte était extraite de jus d’herbes (fougère, ortie, plantain), de fleurs (digitale, genêt), de feuilles d’arbres (frêne, bouleau), voire d’écorces (aulne). Or le vert ainsi obtenu, terne et grisé, était plutôt réservé aux étoffes servant pour les vêtements de travail. Pour un vert plus franc, les teinturiers pouvaient recourir à des matières colorantes à base de cuivre ou en mêlant teintures jaunes et teintures bleues, ce qui n’était pas toujours autorisé par les règlements des corporations.
Les matières tinctoriales entrant dans la composition des tissus de la collection n’ont pas été analysées chimiquement ; leur nature précise reste donc à ce jour inconnue.
Les réseaux commerciaux et bancaires
Le recours à des matières animales ou végétales originaires de plusieurs parties du monde impliquait l’intervention de marchands et de banquiers. Ces derniers constituaient un véritable réseau au maillage européen, voire mondial. Ainsi l’histoire du textile en Occident rencontre-t-elle nécessairement celle de la géopolitique et de l’économie capitalistes naissantes.
Avant la Renaissance, les Médicis et d’autres grandes maisons de Florence construisirent leur patrimoine et leur système bancaire sur l’industrie textile lainière, contrôlée par l’Arte della Lana, (guilde de la laine). À la fin du xive siècle, l’Italie dominait le marché européen de la laine, bien que la production s’orientât vers la soie au xvie siècle.
Le tissage des étoffes de soie se développa d’abord à Lucques, Florence, Gênes, Venise et Milan. Pour ces villes, les statuts régulant les méthodes de tissage (en particulier pour les velours) sont bien connus1313. Cf. notamment Orsi-Landini 2017 et Monnas 2008, p. 8-13.. Dès la seconde moitié du xve siècle et pendant tout le xvie siècle, toute ville importante d’Italie comptait des ateliers de tissage de la soie, qui ne produisaient cependant pas tous les mêmes types d’étoffes.
Ainsi, le travail des étoffes de soie façonnées demande une organisation particulièrement complexe, une chaîne de production nécessitant l’intervention de beaucoup d’artisans spécialisés différents, et des métiers bien plus sophistiqués que ceux utilisés pour les soieries unies ou pour les tissus en laine ou en lin. La plupart des étoffes conservées au musée national de la Renaissance relève justement de la catégorie des textiles façonnés. Pour répondre aux besoins de ce type de production, il était essentiel d’être en possession de solides capitaux, de réelles capacités entrepreneuriales et d’un vaste réseau international. Ce dernier facteur s’avérait primordial pour acheter les matériaux bruts aux meilleurs prix, mais aussi pour vendre les produits finis dans toutes les cours européennes et dans les pays du pourtour méditerranéen1414. Orsi-Landini 2017, p. 78.. En conséquence, l’activité textile a surtout prospéré dans des lieux où le pouvoir des banques et des familles qui les dirigeaient s’était développé au point de contrôler le gouvernement de la ville, voire de prendre le pas sur lui. L’exemple de la Florence des Médicis est en cela révélateur.
La soierie, véritable miracle économique, était la force motrice de l’économie italienne : elle garantissait d’importants revenus et employait des milliers de personnes dans le domaine de la sériciculture et du tissage, mais aussi dans d’autres métiers comme les teinturiers, les batteurs d’or ou les fileuses d’or.
Malgré le développement de la sériciculture en Italie, il était toujours nécessaire d’importer de la soie d’Iran, de Syrie, de Palestine, des régions de la mer Noire, de Grèce, d’Albanie et des Balkans. Depuis le xive siècle, des marchands italiens avaient donc établi des avant-postes dans les pays étrangers avec lesquels ils commerçaient. Les Vénitiens, les Génois et les Pisans ouvrirent la voie vers l’Orient, créant, en Iran, en Asie Mineure et en Terre sainte, des comptoirs qui jouèrent un rôle essentiel dans l’économie du textile. Parallèlement, des colonies de Lucquois, Florentins, Génois et Vénitiens s’établirent dans les centres commerciaux d’Europe ; outre les communautés lucquoises présentes à Rome, Naples et Venise, il existait des communautés italiennes marchandes à Paris, Montpellier et Avignon ainsi qu’à Londres, Bruges, Anvers et Genève1515. Monnas 2008, p. 8-9.. La vente de textiles de soie se faisait sur les foires : en Champagne (à Troyes, Provins, Lagny ou Bar-sur-Aube), dans les Abruzzes, à la foire de Recanati (Marches), à celle de Salerno (Campanie) ou encore à Venise, au Fondaco dei Tedeschi.
En Espagne, la laine était vendue sur les marchés de Medina del Campo et de Burgos et exportée dans les Flandres depuis les ports basques. La production aragonaise était exportée via Barcelone et Perpignan vers l’Italie du Nord, tandis que se développait le commerce avec le Nouveau Monde : à partir de 1565, la flotte des navires espagnols ouvrit un commerce à travers le Pacifique en acheminant de l’argent issu des mines d’Amérique en Asie, où il était échangé contre les soies chinoises et d’autres biens. La soie était expédiée depuis les Philippines vers le Mexique, où elle transitait avant d’atteindre le Pérou pour enfin être transportée en Europe. Les soies et les matières tinctoriales arrivaient en Europe et en Amérique latine soit sous leur forme brute non teintée, soit en fil prêt à être mis en œuvre, soit comme textile fini déjà teint et orné avec des colorants asiatiques.
Au même titre que les épices, l’or et l’argent, les matières tinctoriales étaient au fondement de l’économie coloniale du Nouveau Monde et contribuèrent à la stabilité financière et à la croissance de l’Empire espagnol tout au long du xvie siècle. La culture des matières tinctoriales dans les territoires coloniaux, en particulier la cochenille et l’indigo, s’intensifia dans la seconde moitié du xvie siècle, en réponse à la demande internationale croissante.
Les corporations et l’organisation des métiers
Malgré cette économie déjà globalisée, l’Europe du xvie siècle était encore régie par le système des guildes et des corporations.
Le travail des matières premières – celui des teinturiers, mais surtout le tissage – obéissait aux règlements de ces corporations. Ces règles constituaient notamment un moyen de protéger les métiers et, par là même, l’économie d’une ville. Il serait trop long de passer en revue tous les métiers liés à l’artisanat du textile, mais prenons, par exemple, l’Arte della Seta (guilde de la soie) à Florence, qui regroupait les détaillants de tissus, les tisserands de soie et, depuis 1322, les orfèvres. Leur siège était à l’église Santa Cecilia, sur la place de Seigneurie. Par rapport à d’autres centres, Florence bénéficie de nombreux documents relatifs aux données techniques de la production d’étoffes de soie depuis la fin du xve siècle. Parmi eux, figure Arte della Seta, célèbre traité du xve siècle qui a permis de dresser des tables comparatives pour les différents types de velours produits dans le dernier quart du siècle. Dans ce document, la largeur des velours indiquée est d’un braccio (58,3626 centimètres) pour le piano (velours uni) et le zenati vellutato (velours façonné) ; elle est confirmée par les règles promulguée par l’Arte della Seta en 1429 et de nouveau en 1507, en 1512, en 1580, puis en 1621. La largeur du braccio – considéré sans lisières – était le minimum acceptable, tandis que des largeurs plus importantes étaient toujours possibles.
Toutes les guildes de tisserands étaient encadrées par des mesures propres. Chaque ville italienne avait son propre standard de mesure habituellement basé sur un braccio (bras), qui allait de 58,3 centimètres à Florence à 63,8 centimètres à Venise ; on note d’ailleurs une évolution des dimensions vers des lés plus étroits au fil du temps. Il reste néanmoins difficile d’attribuer le centre de production en fonction de la largeur du lé1616. Monnas 2008, p. 17.. Comme ceux des autres centres manufacturiers, les statuts de la guilde de la soie florentine s’intéressaient certes à la largeur des lés mais aussi à l’aspect des lisières, qui, dépendant largement de l’utilisation de matières tinctoriales plus ou moins coûteuses, constituait un bon indicateur de la qualité des tissus. Les lisières étaient donc codifiées dans chaque centre de tissage et peuvent aujourd’hui aider à préciser une attribution1717. Par exemple, la bande de tissu E.Cl. 11692 peut être attribuée à Gênes en raison de sa lisière répertoriée dans les statuts de cette ville et identifiée comme telle par Roberta Orsi-Landini. Cf. Orsi-Landini 2017, p. 110. (fig. 6).
Les corporations de teinturiers obéissaient également à des règles rigoureuses et se divisaient en plusieurs catégories en fonction de la qualité des couleurs obtenues et des matériaux utilisés. Alors que les vêtements les plus luxueux produits par les teinturiers de « bon » ou « grand teint » se paraient de couleurs vives et résistantes, les vêtements du peuple étaient souvent non teints ou présentaient des couleurs ternes, fruits de colorants bon marché : ils étaient l’œuvre des teinturiers de « petit teint ».
Si, contrairement aux œuvres relevant du domaine des beaux-arts, il n’est pas possible d’attribuer chacun des fragments d’étoffes conservé au musée national de la Renaissance à un atelier en particulier, d’en définir l’auteur du modèle, ni d’en retracer l’histoire complète, il est indéniable que tous relèvent de ce riche écosystème mêlant histoire sociale, histoire politique, histoire économique, histoire technique et création.
En revanche, force est de constater que la large majorité de cette collection est originaire d’Italie. Les travaux de Roberta Orsi-Landini ainsi que les catalogues raisonnés de la collection Gandini de Modène1818. Orsi-Landini 2017, Cuoghi Costantini et Silvestri 2010 et Devoti et Cuoghi Costantini 1993. ont largement permis d’attribuer plusieurs des velours conservés à Écouen à certains centres italiens. La collection s’avère particulièrement représentative de la création textile italienne du milieu du xvie siècle au milieu du xviie siècle.
Les principaux centres de création textile
Après Lucques, qui était devenu au Moyen Âge le centre de fabrication principal de l’ouest de l’Europe, d’autres villes avaient développé leur propre industrie : d’abord, Gênes, puis Florence et Ferrare, suivies de Modène, Pérouse et Sienne, enfin, Naples et Milan. Il n’est pas toujours évident de rattacher les pièces d’étoffes du musée national de la Renaissance à un centre italien en particulier, mais leur étude permet d’esquisser un panorama de la production des principales villes en question
Lucques
Dès les années 1300, la ville toscane de Lucques devint un centre de tissage de la soie de premier plan en Europe. Le velours y était probablement tissé depuis bien plus longtemps. Les tisserands lucquois pourraient être considérés comme les meilleurs experts dans l’art du tissage du velours, qu’ils contribuèrent à développer. Le travail des velours à fond satin (zetani vellutatti) est attesté à Lucques depuis le xiiie siècle avec différentes qualités en fonction de l’épaisseur plus ou moins importante des poils. Ces velours étaient vendus dans toute l’Europe1919. Orsi-Landini 2017, p. 45.. Durant le xive siècle, en raison de conflits politiques entre les tenants de la Papauté (les guelfes) et ceux de l’Empire (les gibelins), de nombreux marchands et tisserands émigrèrent vers d’autres villes italiennes. En outre, la dépopulation de la ville s’accentua à la suite d’épisodes de peste successifs2020. Monnas 2008, p. 5.. Néanmoins l’artisanat et le commerce de la soie perdurèrent au xvie siècle, au point que la cour royale anglaise continuait de se fournir en velours lucquois2121. Monnas 2008, p. 5.. La guerre de Trente Ans et les soulèvements en Allemagne, qui était un important marché pour les villes soyeuses, eurent un effet désastreux sur les manufactures lucquoises. Le nombre de métiers opérant dans la ville fut considérablement diminué et beaucoup de tisserands émigrèrent de nouveau. La crise atteignit son apogée entre 1619 et 1622, et la peste qui suivit empira la situation. La production d’étoffes fut donc, à cette période, largement réduite, même si les ateliers les plus importants détenus par les oligarques de la cité continuèrent de produire des tissus de bonne qualité. L’invention du velours « contresemplé », attribuée à Lucques, représenta une tentative ingénieuse pour relancer la production, s’appuyant à la fois sur des innovations techniques et un dessin qui se distinguait de la concurrence. Ce type de velours inhabituel est représenté dans la collection du musée national de la Renaissance par cinq exemplaires (fig. 7)2222. E.Cl. 11717 ; E.Cl. 11739 ; E.Cl. 11741 ; E.Cl. 21740 ; E.Cl. 21751.. Sept autres pièces ne relevant pas de la catégorie des velours « contresemplés » sont également attribuées à Lucques sur critères techniques et par comparaison avec des pièces d’autres collections ayant conservé leur lisière2323. E.Cl. 11715 ; E.Cl. 11720 ; E.Cl. 11723 ; E.Cl. 11730 ; E.Cl. 21199 ; E.Cl. 21455 ; E.Cl. 21722..
Venise
Venise fut l’une des premières villes à bénéficier de l’exode lucquois. Sous la juridiction des Consoli de’ Mercanti et d’autres instances, l’industrie était rigoureusement régulée. Les étoffes produites étaient souvent lourdes et précieuses2424. Monnas 2008, p. 6-7.. Dès 1347, le tissage du velours y devint assez important pour que les tisserands formassent leur propre groupe au sein de la corporation de la soie, appelé l’Arte dei Velluderi2525. Orsi-Landini 2017, p. 58-62.. La production vénitienne de velours se caractérise notamment par une prédilection pour les fonds satin, pour des courbes rappelant les nuages chinois et pour des variations autour de motifs floraux (fig. 8). Seize pièces du musée national de la Renaissance peuvent être considérées comme vénitiennes2626. E.Cl. 11679 ; E.CL. 11695 (qui pourrait aussi bien être milanais) ; E.Cl. 11696 ; E.Cl. 11733 ; E.Cl. 11746 ; E.Cl. 21273 ; E.Cl. 21274 ; E.Cl. 21411 ; E.Cl. 21443 ; E.Cl. 21612 ; E.Cl. 21613 ; E.Cl. 21742 ; E.Cl. 21752 ; E.Cl. 21772 ; E.Cl. 21827 ; E.Cl. 21852., mais ces attributions sont incertaines, car, comme le souligne Roberta Orsi-Landini, la distinction entre Venise et Milan ou entre Venise et Florence est quasiment impossible à établir2727. Orsi-Landini 2017, p. 61..
Florence
Les Florentins tissèrent du velours au xive siècle et au xve siècle, puis leur activité gagna en qualité grâce aux règlements édictés par la corporation de la soie susmentionnée, qui attira des artisans très spécialisés et créa une industrie de fils d’or. Au xvie siècle, l’art de la soie à Florence était florissant grâce au patronage de Côme de Médicis (1519-1574) et de sa femme Éléonore de Tolède (1522-1562). Si la production perdit peu à peu en richesse et en qualité, il existait toujours dans la cité, à la fin du xvie et au début du xviie siècle, des artisans capables de tisser des étoffes façonnées et des velours. L’évolution des motifs florentins est relativement bien connue. Comme au xve siècle, les étoffes florentines continuent d’être ornées de motifs de pomme de pin, de grenade et de rose à cinq pétales, dont la taille fut néanmoins progressivement réduite. La production des ateliers florentins se caractérisait par une tendance naturaliste et florale. Elle évolua avec la spécialisation dans le textile vestimentaire, comme l’illustrent les velours tissés de manière à être plus légers et dans des lés plus étroits2828. Orsi-Landini 2017, p. 43 ; exp. Milan 1999, p. 61-120. L’analyse de ces petits motifs – sans qu’ils soient pour autant attribués à un centre en particulier – a été développée par Guelton et Privat-Savigny 2006.. Certains éléments décoratifs, bien que non exclusivement florentins, apparaissent de façon récurrente sur les tissages des années 1580-1620 et sont identifiables sur de nombreuses pièces de la collection d’Écouen : le lys et la grenade stylisés, le lys et la grenade en bouquet dans un petit vase, une fleur à quatre ou huit pétales, de petits motifs en damier, une croix aux bras trilobés, une branche à la tige frisée et deux branches se croisant en laissant un espace entre elles, enfin, des pois remplissant l’espace entre les différents éléments. Tous ces motifs étaient positionnés géométriquement et souvent en quinconce. On dénombre une vingtaine de pièces attribuées à Florence dans la collection du musée national de la Renaissance2929. E.Cl. 11682 ; E.Cl. 11697 (qui pourrait être milanais) ; E.Cl. 11704 ; E.Cl. 11715 ; E.Cl. 11723 (qui pourrait aussi être lucquois) ; E.Cl. 11727 ; E.Cl. 11736 ; E.Cl. 11742 ; E.Cl. 11748 ; E.Cl. 12148 ; E.Cl. 13557 ; E.Cl. 21391 ; E.Cl. 21403 ; E.Cl. 21562 ; E.Cl. 21702 ; E.Cl. 21727 ; E.Cl. 21757 ; E.Cl. 21775 ; E.Cl. 21852 (qui pourrait aussi être vénitien) ; Ec. 1912 (avec moins de certitude).. Parmi elles, certaines sont particulièrement représentatives de cette cité, notamment le petit velours E.Cl. 11687, dit alluciolato (fig. 9).
Gênes
Les Génois confectionnaient des étoffes de soie depuis le xie siècle, parmi lesquelles le velours à partir du xive siècle. Le velours fit d’ailleurs la renommée de la ville dans le commerce des étoffes. Au cours du xvie siècle, les tisserands génois émigrèrent ailleurs en Italie – notamment dans le Piémont et en Émilie-Romagne –, en France – à Tours et à Lyon – et en Espagne – à Barcelone, Séville, Tolède et Valence. Cet exil eut des effets sur l’industrie génoise, mais n’empêcha pas le succès de ses velours de perdurer pendant plusieurs siècles. Plusieurs règlements encadrèrent, à Gênes, le tissage des tissus et en particulier celui des velours. Les législateurs, particulièrement attentifs à la qualité des tissus de soie, statuèrent sur la largeur des pièces et sur l’aspect des lisières en 1530, 1533, 1572 puis 15783030. Sur les règlements et statuts à Gênes cf. Orsi-Landini 2017, p. 53-56.. En outre, dès 1432, les droits des dessinateurs avaient été protégés, et il leur était strictement interdit de copier les dessins d’un autre ou de les faire tisser. Les gouverneurs de la cité étaient parfaitement conscients de l’importance d’innover pour stimuler le marché : en 1651, ils encouragèrent les inventions qui furent présentées aux consuls de la guilde.
Cependant, il reste impossible d’identifier un style génois parmi les motifs textiles présents dans les collections publiques. À la fin du xvie siècle, les manufactures ligures se distinguaient néanmoins par l’extrême sophistication du tissage de leurs velours, qui alliaient haute densité des fils, épaisseur et concentration des poils. Ces manufactures manifestèrent un intérêt évident pour le dessin des tissus d’habillement de la fin du xvie siècle aux trois premières décennies du xviie siècle. La ville de Gênes était surtout connue pour ses velours de couleur noire, les seuls que les femmes eurent le droit de porter jusqu’en 1594, après quoi elles furent autorisées à un choix de couleurs plus large, à la condition que celles-ci fussent monochromes3131. Orsi-Landini 2017, p. 56-57..
Au sein de la collection du musée national de la Renaissance, huit étoffes peuvent être attribuées à Gênes et relèvent essentiellement du domaine du textile vestimentaire3232. E.Cl. 11692 ; E.Cl. 11732 (qui pourrait être milanais) ; E.Cl. 21399 ; E.Cl. 21425 ; E.Cl. 21568 u ; E.Cl. 21568 w ; E.Cl. 21732 ; E.Cl. 21735.. À partir de 1610, la production de velours à Gênes fut considérablement accrue : cette évolution correspond vraisemblablement à un choix stratégique. La seconde moitié du xviie siècle fut marquée par le développement des velours dits a giardino, caractérisés par un grand rapport de dessin et de larges motifs floraux et végétaux. Le lé E.Cl. 21462 (fig. 10) peut être rattaché à cette typologie, qui fut largement imitée et exportée à travers toute l’Europe.
Milan
La Lombardie était une terre de sériciculture, notamment autour du lac de Côme et dans tout le bassin milanais. Le positionnement idéal de Milan en fit en outre un centre incontournable du commerce des soieries. Cependant, beaucoup d’étoffes tissées à Milan peuvent être confondues avec d’autres créées ailleurs, notamment parce que la population de tisserands était largement constituée d’artisans ayant émigré d’autres villes, comme Florence ou Gênes. Il existait une production destinée à être vendue dans la cité et une autre pour l’export, notamment certains velours envoyés vers la Hongrie, la Bohême, les Flandres, les pays germaniques et la Pologne. Or les villes de Florence, Lucques et Gênes pratiquaient aussi cette exportation. Des lisières vertes avec trois rayures blanches, remplacées en 1588 par une lisière rouge avec trois fils blancs, identifiaient le lieu de production de ces velours3333. Orsi-Landini 2017, p. 67.. Les six pièces du musée national de la Renaissance attribuées à Milan le sont donc avec circonspection3434. E.Cl. 11695 (qui pourrait être vénitien) ; E.Cl. 11697 (qui pourrait être florentin) ; E.Cl. 11730 (qui pourrait être lucquois) ; E.Cl. 11732 (qui pourrait être génois) ; E.Cl. 21756 ; Ec. 1912 (qui pourrait être florentin)..
Si l’origine des tissus conservés à Écouen s’avère majoritairement italienne, quelques pièces parmi les plus récentes semblent avoir néanmoins été tissées en France.
La France
En France, le tissage de la soie débuta réellement lorsque Louis XI (1461-1483) encouragea les tisserands italiens à s’installer à Tours (1466) et à Lyon (1470), mais le tissage du velours et des étoffes façonnées ne s’établit à Lyon que sous le règne de François Ier (1515-1547), qui souhaitait stopper les coûteuses importations de velours génois. En 1536, il interdit même l’entrée sur le territoire de soieries italiennes3535. Sur les ordonnances prises par François Ier contre les importations, cf. Barbier 2019, p. 253 et Monnas 2012, p. 10-11.. Malgré ces mesures, les Italiens continuèrent d’exporter en France, en passant par la ville impériale de Besançon, et en Angleterre, par le port d’Anvers. Les pièces conservées au musée national de la Renaissance ne sont pas représentatives de la période xvie-xviie siècle, mais plutôt du xviiie siècle. On citera ainsi : E.Cl. 21168 et E.Cl. 21770, qui pourraient être des tissages français de ces velours rayés destinés à l’habillement ; E.Cl. 21609 et E.Cl. 21694, qui sont des velours gaufrés dont la technique s’était largement développée en France ; E.Cl. 21771 avec ses petits motifs géométriques ; S.N. 32, S.N. 33 et S.N. 62, qui présentent toutes les caractéristiques techniques des soieries façonnées lyonnaises du xviiie siècle. Enfin, les velours unis3636. E.Cl. 21748 ; E.Cl. 21749 de la collection pourraient également être des tissages français, mais aucun paramètre ne permet de l’affirmer avec certitude. Les pièces françaises constituent donc une infime partie du fonds textile.
Également marginal, un ensemble de lés entiers issus de la production turque donne à voir un pan de l’histoire du textile et des relations entre l’Orient et l’Occident dans le domaine des arts somptuaires. Acquis par Edmond Du Sommerard, cet ensemble est représentatif des étoffes d’ameublement tissées à Constantinople et à Bursa3737. Cf. infra ; E.Cl. 2250 à 2252..
L’Empire ottoman (Turquie)
En raison de la faible variation des motifs dans les ateliers ottomans au fil du temps et d’un répertoire stylisé, il est difficulté de dater les textiles issus de ces derniers.
Au Moyen Âge déjà, l’Empire ottoman créa de somptueuses étoffes exportées vers l’Europe via les ports méditerranéens, en particulier Venise. Le velours, kadifê en turc, fut porté à un très haut niveau de perfection par les ateliers ottomans. Sur le territoire des sultans, ces velours servaient surtout à orner les coussins des sofas palatiaux, mais étaient aussi employés pour les vêtements comme les cafetans. En Europe, ils trouvaient majoritairement leur usage dans l’habillement (manteaux et robes). Le répertoire décoratif très stylisé était composé de mandorles, de grenades, d’œillets et de tulipes3838. Boulogne-Billancourt 1993 ;Gürsu 1988.. Ces motifs, communs à ceux de la céramique d’Iznik, étaient agencés de façon géométrique et souvent concentrique (fig. 11). Le fond or et argent faisait scintiller la lumière. Les fils « argent » sont en réalité composés d’une âme de soie blanche entourée d’une lame d’argent très fine, tandis que les fils « or » sont faits d’une âme de soie jaune entourée d’une lame argent vernie jaune donnant l’illusion de l’or. Si les velours ottomans peuvent paraître répétitifs, ils sont en réalité très différents dans le détail, grâce à la diversité des bains de teintures employés. Sur les lés conservés à Écouen, en particulier la série E.Cl. 2252, la différence des verts, loin d’être aléatoire, a pour but de représenter les effets de la lumière sur les végétaux dans la nature.
Bien qu’ils soient entrés dans les collections nationales à l’état de fragments dépourvus d’histoire, les tissus du musée national de la Renaissance attestent de tout un pan de la création artisanale et de l’économie européennes dans le domaine des textiles. Le catalogue rend ainsi palpables, à travers ses quatre cent soixante-cinq numéros, cet écosystème déjà mondialisé ainsi que la mode vestimentaire de la fin du xvie siècle et du début du xviie siècle.